vendredi 1 janvier 2010

Nous sommes… écrivains

Notre handicap: éléments rapportés. Chacun doit composer un texte sur un sujet de son choix en y intégrant obligatoirement les quatre citations suivantes:

1) Le passé n'est qu'un essai; il ne tient qu'à nous de le retoucher pour le rendre admissible. Les souvenirs ne décèdent que lorsqu'ils n'ont plus d'avenir. (Alexandre Jardin, Mademoiselle Liberté)

2) Un monde entier fait en verre. Tout serait plus léger, alors. Même les paroles, et les horreurs, et même mourir. Une vie transparente. Et puis mourir avec les yeux qui peuvent regarder loin, et inspecter l'infini. (Alessandro Baricco, Châteaux de la colère)

3) On n'enseigne pas ce qu'on l'on sait ou ce que l'on croit savoir: on n'enseigne et on ne peut enseigner que ce que l'on est. (Jean Jaurès, L'Esprit du socialisme)

4) Le premier verre est aussi amer que la vie; Le deuxième est aussi doux que l'amour; Le troisième est aussi apaisant que la mort. (Proverbe arabe)

Vous avez donc jusqu’à la fin du mois pour voter pour votre texte favori. On vous révélera ensuite qui en est l’auteur.

 

TEXTE 1

Legs

Par Jean-Benoît Fortin

***

C’était toujours comme ça. Elle fumait. À chaque fois que nous faisions l’amour, elle fumait. Mais à moi, elle me l’interdisait. Il n’y avait qu’elle qui pouvait fumer au lit. Que ce soit le mien, ou le sien. Dès la première fois, elle m’avait ordonné d’éteindre ma cigarette. Ça m’avait bien fait rire, jusqu’au moment où, après l’avoir écrasée de ses propres mains, elle m’en avait demandé une autre. Juste pour elle. Mais pas mon briquet. Jamais elle n’utilisait de briquet. Seulement des allumettes. Ses allumettes.

Elle disait que j’étais trop belle pour fumer. Que mon corps, comme le sien, ne le supportait pas. Elle disait aussi que c’était parce que je fumais qu’elle m’avait trouvée belle. Mais je ne l’avais pas comprise, ni crue.

C’était à la fin du printemps, il y a trois ans. Je venais de terminer mon BAC. J’étais censée aller prendre une bière avec des amies, histoire de fêter notre victoire contre l’université. J’attendais l’autobus, une cigarette au bec, l’avenir dans les poches. Et c’est à cet instant qu’elle m’a ouvert pour la première fois une porte, me disant combien fumer ne m’allait pas.

Même insultée, je n’ai pas pu lui résister. Déjà. Elle m’avait dit de m’asseoir là, à côté d’elle. Qu’elle allait m’expliquer pourquoi fumer ne m’allait pas. Pourtant, je n’ai même pas placé un mot. Rien. Aucun indice. Elle avait su percer au travers de ma carapace sociale et lire en moi. Elle me trouvait fragile. J’étais fragile, et plus que jamais, je le suis.

À mon arrêt, j’avais décidé de son sort. Elle était folle, complètement timbrée. Pourtant, elle ne s’est pas privée de me dire que ce n’était pas le bon arrêt; que je devrais continuer, avec elle. J’ai hésité. Juste pour confirmer qu’elle était cinglée, je lui ai posé la question : « Et toi? Tu vas où? » Je n’aurais pas dû rire de sa réponse. N’importe qui aurait ri, sauf elle. Et c’est ça qui m’a fait me rasseoir. C’est ça qui m’a emmenée jusque chez elle. Jusqu’à son lit.

Elle m’avait répondu : « Moi, je vais jusqu’au bout. »

Le même soir, je lui ai posé une autre question; un peu honteuse d’avoir couché avec une femme, déjà, et en plus de m’être inconnue. C’était pourtant légitime. Pendant tout le trajet, elle m’avait parlé, m’avait fait réaliser qu’au fond, je faisais fausse route. Tout ça à cause d’une cigarette. Elle avait dit que je tentais de me cacher derrière un voile de fumée. Que j’étais transparente sans ma cigarette. Que je brillerais encore plus sans elle, que je verrais plus loin. À ma question – je m’en souviendrai toujours – elle avait répondu : «Tu pourrais avoir un monde entier fait en verre. Tout serait plus léger, alors. Même les paroles, et les horreurs, et même mourir. Une vie transparente. Et puis mourir avec les yeux qui peuvent regarder loin, et inspecter l’infini. »

C’était sa réponse. J’avais simplement demandé pourquoi elle voulait que je cesse à ce point de fumer. J’ai continué. Pour me rappeler, et me cacher surtout. Sauf lorsqu’elle était là. Sauf lorsque nous faisions l’amour. Elle fumait à ma place.

***

Je n’ai jamais rien eu. Sauf ma bouteille. Je l’ai toujours eue. Ça oui! Rien ni personne d’autre. Sauf Anne. C’était ma bouteille. Une fois, j’étais saoul. Enfin… comme à toutes les fois. Il devait faire froid cette nuit-là. Sauf qu’avec l’alcool, on sent plus vraiment l’extérieur. Ni l’intérieur d’ailleurs. Ouais, il devait faire froid parce que c’est la nuit où j’ai perdu ma main. Celle qui tenait ma bouteille. Mais j’aurais perdu plus si Anne ne me l’avait pas tendue, sa main. Pas sa bouteille.

Tsss. Elle a même pas menti. Elle a dit où elle m’avait trouvé, qui j’étais et qui elle était. Anne ne mentait pas. Ni aux autres, et surtout pas à elle. Comme j’étais sans abri, ça leur faisait pas chaud au cœur à eux, les médecins, de me soigner pour que j’aille crever au frette, dans un banc de neige, saoul comme un ivrogne. Ce que j’aurais sans doute fait d’ailleurs.

Bref, quand je me suis réveillé, j’y suis pas allé de main morte avec l’infirmière si je peux me permettre l’expression. J’ai pas cru ce qu’elle m’a raconté. Qu’une femme m’avait emmené ici et elle leur avait dit qu’elle allait s’occuper de moi s’ils me sauvaient. Elle le savait pourtant que ces foutus médecins allaient me remettre sur pattes. Sauf que personne la croyait. Mais tout le monde ment. Toujours. Sauf elle. Et souvent, la réalité est plus dure à croire que le mensonge. Ça, je l’ai compris plus tard, moi aussi.

J’y ai tellement crié après pendant le trajet de l’hôpital à chez elle. Faut dire que ça dérangeait tout le monde sauf elle. Au final, à moi aussi elle a ouvert une porte : celle de sa maison. C’était pas spécialement beau, ni spécialement propre. Mais quand il fait chaud, on n’est pas trop regardant là-dessus nous autres. Et pis, c’était pas de la chaleur comme d’habitude. Mais ça vous le savez.

Je m’étais dit que j’allais simplement en profiter. Et pis, pourquoi pas profiter d’elle aussi. Peut-être que c’était parce que j’avais encore de l’alcool dans le sang que je pensais ça ou que je voulais me venger. N’empêche qu’elle m’a bien eu. De toute ma vie, jamais j’ai connu quelqu’un d’aussi surprenant. Elle m’a dit que j’pouvais lui faire l’amour tant que j’voulais, tant que j’touchais plus à l’alcool. J’comprends pas pourquoi. J’étais un clochard, sale, bête, alcoolique et manchot. Ça avait aucun rapport qu’elle s’offre à moi comme ça. Du coup, même si mon corps voulait bien d’une femme, c’est l’alcool qui a crié plus fort.

Elle était sur son lit, nue. Moi, j’étais parti dévaliser ses armoires à la recherche d’alcool. Je sais pas trop. Peut-être que je cherchais ma main, comme si elle avait été mise dans un cruchon de formol. Alors que j’foutais encore plus le bordel, elle est allée directement là où elle laissait son fort. Elle a pris trois verres. J’étais plus absorbé par l’alcool que ses seins, pour vous dire où j’en étais. Et c’est là qu’elle m’a changé. Anne m’a regardé droit dans les yeux, et je sais pas si c’est sa voix ou quelque chose d’autre, mais j’ai lâché du regard les trois verres et elle m’a dit, comme ça : « Le premier verre est aussi amer que la vie; Le deuxième verre est aussi doux que l’amour; Le troisième verre est aussi apaisant que la mort. »

Rien de plus. Et je suis tombé à genoux sur le prélart de sa cuisine, braillant comme un enfant. J’avais les mains dans la face. Enfin, c’était plus la réalité que quoi que ce soit d’autre. Anne, je sais pas trop, mais elle m’a pris dans ses bras, flambant nue, et m’a laissé pleurer dessus. Je me suis réveillé au matin la tête sur sa cuisse chaude. J’ai pleuré encore. Pas que j’étais triste, juste que j’étais désemparé. De savoir qu’elle était restée là pour moi, toute la nuit, toute nue sur le plancher froid, comme pour me dire, ou me montrer – je sais pas – qu’elle comprenait et partageait ma chienne de vie.

Elle m’a jamais demandé quoi que ce soit en retour. Sauf que, pour la remercier, j’ai arrêté de boire et je suis allé travailler au casse-croûte. On s’est revus plusieurs fois, mais moi, au final, j’ai jamais couché avec. J’aurais pas été capable.

***

Moi, madame Anne m’a sauvé aussi. Quand j’étais en première année, on me tapait dessus parce que je suis petit. Elle avait vu ça et elle a tout arrangé. D’habitude, personne voit ça quand les enfants se font taper à l’école. Les adultes disent qu’on s’amuse, que c’est toujours comme ça ou qu’il faut se défendre. Ma mère non plus le voyait pas. C’est une junkie de toute manière et les junkies ça pense qu’à leur drogue. Je voulais que madame Anne soit ma mère, mais c’est pas comme ça que ça marche qu’elle disait.

Quand j’allais chez madame Anne, elle m’aidait à faire mes devoirs. Ma maman elle voulait pas m’aider parce qu’elle disait que je comprenais rien. Mais c’était pas ma faute parce qu’à l’école, je pensais qu’à après l’école et tous les problèmes. Comme ça, ça faisait que j’écoutais pas les professeurs et les professeurs disaient que j’écoutais pas. Mais c’était eux qui voyaient pas que je me faisais taper dessus, et en plus, ils m’écoutaient pas quand je leur disais non plus.

Madame Anne elle m’écoutait toujours. Des fois c’est moi qui l’écoutais, mais juste quand j’avais plus rien à dire. Des fois aussi elle disait des trucs sans parler et je comprenais pas pourquoi elle faisait ça. Elle m’a dit : « on n’enseigne pas ce qu’on sait ou ce que l’on croit savoir : on n’enseigne et on ne peut enseigner que ce que l’on est. » J’ai pas tout de suite compris ce que madame Anne voulait dire, alors, je lui ai demandé de m’expliquer et elle l’a fait parce que madame Anne m’écoutait elle. Ça voulait dire qu’il suffit d’être soi-même du mieux qu’on peut parce que c’est juste ça qu’on peut laisser aux autres.

C’est pour ça que je voulais que madame Anne soit ma mère. C’est parce qu’avec elle je sentais que je pouvais devenir grand et que tout le reste importait moins. Mais c’est pas comme ça que ça marche qu’elle disait. Je voulais quand même qu’elle soit ma mère mais sans lui dire parce que je savais ce qu’elle me répondrait.

Ça me fait vraiment beaucoup de peine que madame Anne soit morte et je voulais pas qu’elle soit morte. Mais elle aurait dit que c’est pas comme ça que ça marche.

***

Si nous sommes tous réunis ici ce soir, c’est pour honorer la mémoire d’Anne.

Pour elle, il n’y avait pas d’âges, de races ou de genres. Il n’y avait que des Hommes. Elle prouvait qu’au-delà des différences se cachait la ressemblance. Que la provenance importait peu tandis que l’existence n’avait de sens que si on lui en donnait un. Elle savait qu’il n’y avait ni de faute ni d’erreur, tout comme elle savait que sa vie ne tenait qu’à un fil. Jamais il ne nous sera possible d’oublier cette femme au cœur si grand, qui faisait fi de nos maladresses ou problèmes. Elle disait : « le passé n’est qu’un essai; il ne tient qu’à nous de le retoucher pour le rendre admissible. Les souvenirs ne décèdent que lorsqu’ils n’ont plus d’avenir. »

Et par-dessus tout, elle s’amusait à nous rappeler qu’elle n’était qu’une vulgaire chauffeuse d’autobus.

 

TEXTE 2

Le verre

Par Christine Turgeon

Pour l’anniversaire de mes huit ans, mes parents se sont offert un cadeau : ils ont ouvert un bottin, mis le doigt sur Achille; puis ils ont fixé un rendez-vous pour la première heure de ma nouvelle année, laissant à Achille tout le loisir de se creuser les méninges sur ma différence. Depuis neuf ans déjà, je le rencontre chaque semaine. Faute d’y parvenir réellement, il demeure l’unique être sur Terre à tenter de saisir qui je suis. Le seul, sans doute, à en être réellement capable. Lors de notre première rencontre, le premier jour de ma neuvième année, il m’a ouvert sa porte, le sourire curieux, l’œil pétillant. Je suis entrée dans le grand bureau lumineux, ai jeté foulard et manteau sur un crochet que j’ai imaginé être en cristal, retiré mes bottes, pour ensuite explorer les lieux sous l’œil amusé du monsieur trop beau. La pièce m’a semblé immense. Les deux grandes fenêtres, sans rideaux, qui se rejoignaient à l’angle des murs, tout au fond, donnaient l’illusion que la pièce était sans frontière, ouverte sur l’extérieur. Des livres, des dizaines, des centaines de livres, semblaient léviter le long du mur de gauche, avant de rejoindre la fenêtre. Ce n’est que lorsque j’ai tendu la main pour en saisir un que j’ai compris qu’ils ne flottaient pas : une indicible bibliothèque en verre leur servait de rempart. Au centre de la pièce, une grande table, elle aussi en verre, entourée de cinq fauteuils rembourrés, blancs. Au dessus, descendant du plafond grâce à un câble transparent, un lustre discret ajoutait de l’éclat à ce lieu déjà tout en lumière. J’ai su que j’étais chez moi. Je me suis tournée vers l’homme, l’ai gratifié d’un sourire de propriétaire. «Alors, a-t-il commencé, qui es-tu, Alice?»

Quatre cent soixante-huit. C’est le nombre d’heures passées à discuter avec Achille, ses yeux dans mes yeux, alors que mon regard, lui, se perd souvent bien au-delà. Aujourd’hui, j’ai dix-sept ans, et les trente-cinq années d’Achille demeurent perplexes devant ce qui lui semble à la fois obstination, fuite, problème de perception, enthousiasme mal contenu. Il ne trouve pas les mots – il devrait les inventer, comme moi.

Parce que je ne l’accepte pas toujours, il dit que je ne suis pas faite pour la réalité. Peut-être. Pour moi, c’est d’une évidence… pourquoi s’embarrasser de la réalité lorsqu’elle est fade? Présent, passé, avenir sont des notions temporelles aussi abstraites qu’inutiles. Il ne sert à rien de s’y attarder : le passé n’est qu’un essai; il ne tient qu’à nous de le retoucher pour le rendre admissible. Les souvenirs ne décèdent que lorsqu’ils n’ont plus d’avenir. Quoi de plus naturel, donc, que de refaire le présent afin de modifier le passé; de remplacer les souvenirs médiocres par de mieux étoffés, de les repenser, de les redessiner, de les réinventer… Voilà justement ce qui contrarie Achille : mes souvenirs ne sont pas tous réels; ils appartiennent tantôt à la littérature, tantôt à d’autres qu’à moi, tantôt à mon imaginaire. Et alors? Dans la vie, où passons-nous le plus clair de notre temps? Dans notre tête. C’est là tout le problème d’Achille : il passe trop de temps dans ma tête, pas assez dans la sienne.

«Qui es-tu, Alice?» Voici la question avec laquelle Achille m’accueille toujours le jour de mon anniversaire, depuis neuf ans. Il dit que ces rencontres cesseront le jour où j’aurai la réponse. «Tu n’as pas besoin de savoir qui je suis, Achille. Tu le vois très bien. Des mots n’y changeraient rien. Je suis, c’est tout.

– C’est trop simple, comme réponse.

– Je suis un esprit libre. J’ai les pieds dans les nuages, la tête dans dix mondes à la fois, le cœur dans ton bureau, le cerveau dans le formol… Qu’est-ce que tu attends, comme réponse, Achille !

– Celle qui saura me satisfaire. Celle qui me permettra d’enfin comprendre ce qui m’échappe encore aujourd’hui.»

Depuis que j’ai huit ans, Achille me demande d’écrire les souvenirs que je réinvente. Chaque année, la veille de mon anniversaire, il les fait relier et en place le recueil sur le rayon transparent qu’il a fait ajouter pour moi, sur l’autre mur. Je note que le neuvième vient de rejoindre les autres.

«Tu veux faire de moi une écrivaine?

– Oh non, je ne saurais faire cela, me rétorque Achille en souriant. Tu ne fais toujours que ce que tu désires. Tu t’es toujours construite toi-même. Tu es, c’est tout, tu l’as dit tout à l’heure. Dans ce cas, je vois mal quiconque faire de toi quelque chose que tu n’es pas déjà, au fond de toi.»

Considérant le sujet clos, il me ramène vers le centre de la pièce. Sur la table transparente, trois verres semblent comme suspendus. À l’intérieur de chacun, un écrin, rond comme un œuf, blanc comme le lait. Je tends le bras pour m’en emparer, mais Achille m’arrête.

«Si tu veux savoir ce qu’ils contiennent, tu devras m’apprendre, déclare-t-il.

– T’apprendre quoi? Je te dis toujours tout que je sais, tout ce que j’invente, tout ce en quoi je crois, rétorqué-je avec un début d’impatience. Je te l’écris, même! ajouté-je en pointant les volumes lévitant sur mon rayon.

– On n’enseigne pas ce que l’on sait ou ce que l’on croit savoir : on n’enseigne et on ne peut enseigner que ce que l’on est, Alice. Le jour de tes dix-huit ans, tu me diras qui tu es.

– …

– Tu sauras alors ce que contient le premier verre.

– Dans un an.

– Oui, dans un an, conclut-il, ses yeux rivés aux miens, son sourire, dévastateur – parfois, je hais les psys.

– Peux-tu au moins me dire ce qu’ils sont censés représenter?

– Certainement, me répond-il d’un air entendu : Le premier est aussi amer que la vie; Le deuxième est aussi doux que l’amour; Le troisième est aussi apaisant que la mort.»

***

Je déteste les énigmes. Parfois.

Le premier est aussi amer que la vie… J’ignore en quoi la vie est amère. Je ne souhaite pas réellement le savoir, d’ailleurs. Pourquoi, alors, est-ce que je tiens tant à deviner ce que contient ce verre?

J’écris. J’écris des solutions. Chaque semaine, j’apporte à Achille une nouvelle version de mes hypothèses. Il les lit avec attention. On en discute. Puis il les range l’une à la suite de l’autre.

***

«Achille, pourquoi un bureau tout en verre?

– À cinq ans, je me suis caché dans la valise d’une voiture, pour jouer. Mes amis ne m’ont pas trouvé. Au bout d’une heure, ils ont abandonné, optant pour un nouveau jeu. J’ai passé des heures enfermé, dans la chaleur, dans le noir, jusqu’à ce que le propriétaire de la voiture sorte pour une promenade et entende mes cris. À partir de ce jour, j’ai craint les espaces trop exigus. Une nuit, alors que j’avais ton âge, j’ai fait le rêve qui a changé mon regard sur mes peurs : Un monde entier fait en verre. Tout serait plus léger, alors. Même les paroles, et les horreurs, et même mourir. Une vie transparente. Et puis mourir avec les yeux qui peuvent regarder loin, et inspecter l’infini. Comme toi, j’ai choisi de créer mon propre monde. Un jour cependant il faut en sortir.»

***

Dix-huit ans. 520 heures à regarder Achille dans le blanc des yeux. Après cinquante et une tentatives, j’ai renoncé à solutionner l’énigme. Il est temps pour moi de répondre à la question de mes anniversaires. Une fois pour toutes. Je tiens dans une main un feuillet. Ce matin, j’y ai d’abord inscrit trois mots. Puis un court paragraphe. Dans un souffle. En une minute, j’avais écrit ce que j’ai mis dix ans à comprendre.

Les épaules droites, la tête haute – étrangement loin des nuages – je grimpe les escaliers menant au bureau d’Achille. Je frappe avec la très nette impression que j’entrerai chez moi pour la dernière fois. Quelque chose me suggère pourtant que ce n’est qu’un commencement. Achille m’ouvre. Je vois dans ses yeux qu’il perçoit le changement; il a pour la première fois un regard indéchiffrable, léger et grave à la fois. Il s’efface devant moi. Je le rejoins au centre de la pièce. Sur la table, les trois verres.

«Alors, Alice, qui es-tu?

– Je suis… commencé-je, une moue un rien provocatrice aux lèvres. Tout. Je suis tout.»

Le regard d’Achille s’éclaire d’un coup. Il me sourit, très franchement. Son air insondable a entièrement disparu. «Merci», me répond-il. Il tire un fauteuil d’un geste léger, m’invite à m’asseoir devant lui : «Le premier verre t’appartient, maintenant.» Je m’en empare, soudain beaucoup moins pressée. Le geste m’apparaissant tout naturel, je coince le petit écrin blanc et rond entre mon pouce et mon index et l’extirpe de sa prison de verre. Je l’ouvre. Il est… vide ! Ma déception surprise fait sourire Achille.

«Oui, il est vide. Il représente un vide sur lequel on construit, la réalité. Et les déceptions qu’elle engendre. Le premier est aussi amer que la vie. Les déceptions sont amères, Alice. Mais quand on sait qui l’on est, on est à même de les accepter.» Il lève le bras en direction de mon rayon : un dixième volume s’est joint aux autres. «Il n’y aura pas de onzième livre, Alice.

– Non, il n’y en aura pas. Seulement ce feuillet à joindre aux autres.» Je lui tends le papier, plié en deux. Il l’ouvre, le lit :

«Je suis tout.

Je suis tout, Achille. Je suis, simplement. Je suis ce que je suis. Ce que je veux être. Ce que je décide. Ce que je désire. Tout. Présent, passé, futur confondus. Réalité ou fiction. Je suis tout. Tout ce que tu désires. Je suis moi.»

Lentement, Achille replie le feuillet, se lève, retire le dixième volume du rayon, l’ouvre à la dernière page, y glisse la feuille. Puis il le referme, le redépose sur l’étagère de verre. Il se retourne vers moi. Me tendant la main il me dit : «Viens, il est temps qu’on quitte ce bureau. Pour le deuxième verre.»

1 commentaire:

  1. wow vos 2 texte son vraiment bon...jaurais aimé voté pour l'un deux, mais j'vien juste de connaitre l'existance de se site ! :) jvais surment revenir une fois par mois ;)

    RépondreSupprimer